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    Causerie. Lyon, 5 novembre 1895.

    Serions-nous revenus, comme en 1881, à une série noire de catastrophes financières ? Et est-il exact que les gens experts aux choses de la Bourse commencent avoir se dessinera l'horizon des liquidations prochaines, le spectre hideux du krach ?

    Il est certain que les marchands de mines d'or du Transwaal n'iront plus guère au bois : leurs lauriers sont coupés. Il en est advenu de ces affaires, où la spéculation s'est mise, formidable, ce qui est arrivé pour tous les emballements financiers. A l'origine, c'était sérieux. II y avait vraiment de vraies mines, avec du vrai or, devant rapporter de vrais bénéfices. Mais en présence de la hausse des titres, les coupeurs de bourse sont entrés en campagne, et M. Gogo, le candide, immortel et inépuisable M. Gogo, les a aussitôt suivis avec enthousiasme.

    C'est alors qu'on assista aune prodigieuse floraison de mines d'or. Chaque jour il en naissait une, pourvue d'un nom suavement anglais, ornée de flamboyants rapports d'ingénieurs, d'où il résultait que sur ces placers merveilleux, le précieux métal abondait au point qu'on n'avait qu'à se baisser pour en prendre... Et les millions de petits papiers multicolores valant vingt-cinq sous le kilo, passaient au prix de vingt-cinq francs l'exemplaire dans les portefeuilles du bon public.

    Aujourd'hui, à part un certain nombre d'affaires classées, la bourse des pieds-humides attend tous ces titres fallacieux.

    On raconte couramment que la dégringolade finale est imminente et fatale. Des syndicats se sont fondés pour la retarder et la rendre moins lourde. Mais la situation de la place est telle que, semblable à une chaudière à vapeur surchauffée dont ou s'efforce à lâcher les soupapes, il faudra qu'il y ait quand même explosion.

    On voit que la situation n'est pas précisément gaie. D'autant que l'épargne française sera atteinte pour une forte part. Paris a suivi Londres dans ce coup de folie minière. Et même parmi les bonnes valeurs aurifères, car il y en a, il est vraisemblable que les Anglais qui connaissent à merveille le Transwaal les ont soigneusement gardées pour eux, ne laissant aux bons Français, nés malins, que le mauvais papier. En fait de scrupules d'affaires ils n'en ont pas en Angleterre...

    Ce n'est pas la première fois qu'il nous faut déplorer cet engouement du public à tenir pour vrais les mirages trompeurs des affaires lointaines. L'humanité éprouve une sorte d'ivresse à être mise dedans. Vulgus vult decipi, disait Horace. Le public veut être trompé. Il n'a pas, hélas, changé, depuis le temps où écrivait l'ironiste latin.

    Les entreprises les plus folles, les plus chimériques, pourvu qu'elles soient bien lancées et suffisamment affriolantes par l'appât des promesses, trouvent toujours des souscripteurs. Et plus elles sont éloignées, moins il est aisé de les vérifier et de les analyser, plus elles font des dupes faciles. La Société générale pour exploiter les mines de fromage de Gruyère d'Honolulu, ou la Compagnie internationale des asperges sous-marines ne manqueraient pas d'adhérents s'il se trouvait des filous assez audacieux pour tenter de les émettre en Bourse. C'est ainsi que s'expliquent la grandeur et la décadence du système de Law, de l'Union générale, du Panama, ou des Mines d'or...

    Et, comme contre-partie de cet état d'âme aussi vieux que l'humanité, comme témoignage curieux de la déraison du plus raisonnable des animaux, l'homme, si confiant pour tout ce qui est loin, devient au contraire, soupçonneux et timoré pour les choses voisines de lui. Les entreprises industrielles en France : chemins de fer, tramways, usines de tout genre ne se placent que malaisément et lentement. Ah! s'il s'agissait des funiculaires de l'Himalaya, ou des tissages du Groenland ! mais des affaires françaises... allons donc ! mieux vaut déchirer nos bas de laine au profit des aigrefins de l'étranger qui ont beau mentir parce qu'ils viennent de loin...

    Ce sont là des choses dont on peut disserter et où les philosophes trouvent matière à étaler l'éternel et prépondérant côté chimérique qui séduit l'âme des hommes. Mais, quant à trouver un remède préventif, je crois qu'il faut s'avouer quinaud. On peut se lamenter et parfois sévir après. Seulement on n'en est pas moins ruiné… Les sages concluent que le mieux est de ne pas vouloir violer la Fortune, et que ceux qui tentent l'aventure sont un peu comme la femme de Sganarelle, laquelle, comme on sait, aimait fort être battue...

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